Un adhérent de la Société des Amis de Marcel Proust vient de nous faire parvenir des extraits des mémoires inédits de son arrière-grand-oncle, Jean de Chimay (1890-1968), neveu de la comtesse Greffulhe née Chimay et de la princesse Alexandre de Caraman Chimay.

Nous les publions avec son accord (un grand merci à lui), pour le témoignage que ce texte délivre sur Marcel Proust et sur l'une des familles aristocratiques qui le fascina.

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Extraits des Mémoires de Jean de Chimay

Ces Mémoires ont été dictés en 1964 par le prince Jean de Caraman Chimay (1890-1968), neveu de la comtesse Greffulhe née Chimay et de la princesse Alexandre de Caraman Chimay.

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Mon jeune âge se passa donc au 41 du Quai d’Orsay, maison que mes parents avaient acquise de l’oncle Thierry de Montesquiou[1] et qu’avait fait construire pour son fils le général Anatole de Montesquiou, qui fut aide de camp de l’empereur, avait assisté à la retraite de Moscou, et était le fils de « Maman Quiou[2] » qu’il avait accompagnée à Vienne en 1814.

Mon père avait gardé un souvenir prestigieux de ce guerrier, qui fut aimable à ce qui se voit à la correspondance qu’il entretint avec Mme de Genlis, et qui lui disait : «  J’ai bien souvent entendu le bruit du canon mais celui que font mes petits-enfants est insupportable ».

Cette maison était agréablement placée avec vue au nord sur la Seine et le quai d’Orsay et sur une grande cour ensoleillée, sur laquelle donnaient les salons, la salle à manger et la chambre de ma mère, mais dans ce temps-là on fuyait le soleil et mes parents ne vivaient que dans le bureau de mon père, impitoyablement tourné vers le pôle boréal mais aussi vers la Seine, le pont des Invalides, le mouvement des chalands et des voitures.

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Du côté de mon père on était assez désargenté, la terre de Chimay venue en héritage à un neveu Caraman, fils de la sœur du dernier prince de Chimay de la branche d’Alsace Henin qui avaient eux-mêmes succédé aux Croy, pour qui elle avait été érigée en principauté par l’empereur Maximilien, comportait certes de beaux bois mais peu à peu, entre les partages et les mauvaises affaires de mon arrière-grand-père, fils de ce Caraman et de l’illustre Thérésa, ex-citoyenne Tallien, avait été réduite au parc et à quelques dépendances.

Cet arrière-grand-père[3], si grand qu’il ne passait pas sous les portes, avait cependant connu une carrière brillante et épousé une héritière, veuve d’un M. de Brigode et fille d’un M. Pellapra, grand munitionnaire sous le premier Empire et dont l’épouse a certainement eu des faiblesses pour l’empereur Napoléon, encore qu’il soit moins certain que ces faiblesses se soient matérialisées sous la forme de cette petite Émilie, légende qui n’était certes pas mise en valeur au temps de mon enfance, où bien que Napoléon Ier soit fort vénéré, cette admiration n’allait point jusqu’à se vanter d’une naissance qui était encore trop proche pour que le naturel cédât à l’illustre. Cette histoire ne prit des ailes que beaucoup plus tard sous la plume d’ailleurs gracieuse et fantaisiste de Marthe Bibesco, belle-fille de la fille d’Émilie, née donc Chimay[4], devenue Bibesco après un divorce retentissant avec le prince de Bauffremont, héroïque soudard qui avait commandé à Sedan la charge qui avait valu l’exclamation admirative du roi de Prusse.

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Élisabeth de Caraman Chimay 1860 1952 A

En été, dans mes premières années, nous passions quelques semaines à Dieppe, chez ma tante Greffulhe, la tante Bebeth, autre personnage considérable dont les faits et gestes et la splendeur ont ébloui mon enfance, tout comme les axiomes et les préceptes de la tante Albertine[5], dite Titine pour les neveux irrespectueux.

La villa La Case, à Dieppe, dominait la falaise, et avait sur la mer une vue admirable. Dieppe était alors la plage à la mode et la villa La Case était le centre d’une vie mondaine et élégante à laquelle évidemment je participais peu à mon âge. Cependant je me souviens que ma cousine Élaine Greffulhe, future duchesse de Gramont, m’initiait à l’art du jeu de tennis, alors dans son enfance, en me lançant des balles au-dessus du filet et le petit garçon, âgé de trois ou quatre ans, qui ramassait nos balles était Louis de Broglie, futur prix Nobel, qui en ce temps-là pensait peu à la théorie ondulatoire.

L’on se baignait peu ce me semble, mais l’on causait beaucoup et l’on mangeait encore plus – les repas étaient longs et fastueux. La tante Greffulhe, qui descendait parfois en ville dans une sorte de petite voiture traînée par de rapides poneys, était toujours entourée d’une cour hétéroclite où voisinaient de vieux beaux, des savants décatis, des étrangers de renom, ou des peintres inconnus. Elle avait quoi qu’il arrive un port de reine mais il convient de remarquer qu’elle ne s’aventurait ni à pêcher la crevette, ni à sortir d’une cabine de bain roulante, que dans ce temps-là des chevaux traînaient jusqu’à la limite des vagues pour éviter à la pudeur des dames de montrer le peu qu’elles montraient, tout caparaçonné et rembourré, à des spectateurs curieux.

Le comte Greffulhe, son époux, apparaissait peu et semait la terreur, ce qui crois-je était pour lui l’occasion d’éluder des scènes de jalousie qu’il méritait bien, car ce personnage qui se vantait et que son entourage rendait fabuleux, avait pour les dames des faiblesses notoires, qui désespéraient la tante bien qu’elle eût été fort désolée, je crois, d’être l’unique objet de ses faveurs répétées.

Il était bel homme à la mode du jour, avec une barbe carrée de Jupiter olympien, et était au fond un excellent homme, bien que pourvu d’un égoïsme farouche, adorant les femmes, la chasse et les objets d’art, et vivait une existence royale d’enfant gâté, telle que l’on ne peut guère se l’imaginer en ces temps-ci. Il était né aux environs de 1850, avait connu déjà jeune homme les dernières années du  second Empire, fils unique et adulé de la riche famille Greffulhe, banquiers hollandais venus s’installer en France au début du siècle dernier et qui s’étaient de suite et je ne sais trop pourquoi, si ce n’est peut-être un faste et une élégance naturels, taillé une place de premier plan dans la société française.

Un fils du maréchal de Castellane (à moins que ce ne soit lui-même[6]) avait épousé la belle Cordelia Greffulhe – c’est en sortant d’un bal chez M. Greffulhe que le duc de Berry fut poignardé. Lui-même jeune était intimement lié avec le prince de Galles et il m’a conté que c’était lui qui l’avait informé de l’imminence de la guerre de 1870 en lui conseillant au cours d’une visite qu’il lui avait faite à Sandringham de retourner en France. Je ne crois pas d’ailleurs que ce fut pour s’y battre, car en ce temps d’armée de métier, la défaite française fut acquise avant que l’on ait eu le temps de mobiliser toutes les bonnes volontés. Par contre, me dit-il avec une certaine superbe en me montrant l’hôtel de la rue d’Astorg, qu’il contemplait de son bureau situé dans la maison du concierge de l’autre côté de la cour : « tu vois cette maison, eh bien, on y mangea du poulet pendant tout le siège de Paris ». Ce qui pourrait paraître aujourd’hui, lorsqu’on a connu les cartes de rationnement et d’ailleurs aussi les joies du marché noir, une facétie de mauvais goût, n’était au fond pour le cher oncle qu’une nostalgie d’un temps où les armées étaient commandées par des gens bien élevés qui savaient ce qui se doit, et entre autres de laisser sans doute passer à travers les mailles du filet qui encerclait Paris l’omnibus hebdomadaire qui, de Bois-Boudran, devait apporter à M. Greffulhe de quoi assurer sa subsistance.

Après la guerre, il avait vécu l’existence fastueuse d’un jeune homme très riche et très élégant, fort beau pour l’époque ; il avait connu des liaisons retentissantes, des succès flatteurs, aidés il faut le dire par des moyens considérables, ce qui ne gâche rien et surtout comme ce fut plusieurs fois son cas, lorsqu’on s’approche des femmes du monde. Mais ceci vint plus tard.

Dans sa jeunesse, il s’afficha entre autres avec une ravissante danseuse, Mlle Fiocre, dont il reste le plus joli buste qui soit, signé de Carpeaux, et un fils, et à qui un mariage tardif avec un gentilhomme de province quelque peu désargenté et fort mûr donna un statut qui fit oublier le foyer de la danse. Un autre fils, hélas, ne lui fut pas donné par son épouse, la ravissante Élisabeth, tante Bebeth, pour qui il s’enflamma pour l’avoir rencontrée par hasard à je ne sais quelle fête.

Un jour la tante Ghislaine, sœur plus jeune, revint déjeuner et annonça que l’on racontait dans Paris qu’Élisabeth allait épouser un beau jeune homme que l’on appelait le Veau d’or et qui était infirme. C’était en effet le surnom du bel Henri et c’était vrai qu’une foulure mal soignée, que quelques massages au début eussent guérie, s’était implantée et avait créé, par paresse de sa part, une incapacité notoire à se servir d’un de ses bras, ce qui l’a gêné toute sa vie. Dès lors les fiançailles furent officielles et il vint faire sa cour, chaque après-midi, au quai Malaquais, dans un coupé, que deux trotteurs appelés Brin d’amour et Porte-monnaie faisaient circuler dans Paris à une vitesse que nous ne connaissons plus. Ce jeune ménage, parti pour la gloire dans une splendeur presque royale - elle célèbre par sa beauté et son charme, lui par son faste, ses succès, la splendeur de ses chasses, l’opulence de son existence - devait connaître une fluctuante destinée, mais le temps a passé et ils ont su s’accommoder des défauts l’un de l’autre, qui étaient surtout des défauts d’enfants gâtés, et qui remplirent le monde des histoires de leurs différends ; ils n’en ont pas moins gardé une façade splendide.

La tante Élisabeth Greffulhe était célèbre dans l’Europe entière par sa beauté, elle avait un profil magnifique illuminé par les yeux d’un noir de jais étincelants et rieurs, une petite tête idéale sur le plus joli cou du monde, une façon de se tenir et de marcher qui était véritablement un air de reine en même temps qu’elle était gracieuse, une conversation brillante et aimable sans être pédante et un rire de cristal qui est resté un charme dans le souvenir de ceux qui la connurent.

Marcel Proust nous a laissé d’elle un portrait illustre sous les traits de la duchesse de Guermantes dans sa baignoire à l’Opéra.

Car on avait une baignoire à l’Opéra, et non point une loge qui était un peu commun, et lorsqu’on n’avait point envie de revoir Faust ou Rigoletto, on en faisait hommage à des amis ou à des parents un peu désargentés, qui eux-mêmes s’en servaient pour faire leurs politesses. Mes parents héritaient ainsi deux ou trois fois l’hiver de l’abonnement de la riche sœur, mais une fois ils payèrent leur place et la mienne pour que je puisse me souvenir, disaient-ils, d’avoir vu descendre la tante Greffulhe l’escalier de l’Opéra, et de fait c’était beau à voir.

Que n’eût écrit Proust sur cet incident, et d’ailleurs que d’anecdotes j’aurais pu lui souffler sur la vie et les faits et gestes de tant de ces personnages qui ont peuplé et le côté de Guermantes et mon enfance, car bien plus tard je me suis aperçu que les Guermantes, Charlus, M. de Norpois, Mme Verdurin etc. étaient le cercle de la famille dont les faits et gestes m’étaient contés par Céleste, les gouvernantes et les femmes de chambre.

C’est ainsi que j’habitais les appartements du célèbre Palamède de Charlus alias Robert de Montesquiou, et que j’ai pris mon premier bain dans une salle de bains qu’il avait fait installer en céramique aux décors d’hortensias bleus, luxe rare à cette époque et qui d’ailleurs ne fonctionnait que rarement. La tante Élisabeth accordait peu d’intérêt au jeune Proust dont elle me disait plus tard, longtemps plus tard, qu’elle l’avait bien connu, qu’il lui écrivait fréquemment, mais qu’elle n’osait l’inviter qu’aux grandes fournées qu’on appelait des lessives car, me disait-elle, ton oncle aurait été bien étonné de le voir chez lui.

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Le frère cadet de mon père, Alexandre, était alors tout jeune et fort charmant, la plus jolie figure du monde, les façons les plus agréables, en même temps que des velléités sportives pour l’époque en faisaient le plus aimable des compagnons, le cadet de cette famille si merveilleusement unie et enivrante, il avait été fort choyé par ses frères et sœurs aînés.

Après m’avoir ébloui par un ravissant tonneau très bien attelé et par des prouesses en tricycle à pétrole, un jour nous attendîmes toute la fin de l’après-midi et eûmes permission de prolonger la veillée jusqu’à neuf heures du soir pour finalement voir apparaître au bout de la rue du château les lanternes rouges et vertes de la première automobile avec laquelle l’oncle Alexandre arrivait de Paris. Il fallait que le mélange d’air et d’essence fût produit par le passager du conducteur, insufflant de l’air dans le carburateur à l’aide d’une poire en caoutchouc, ce qui sur un long parcours devait être fatigant.

Plus tard le charmant Alexandre épousa Hélène de Brancovan, descendante des Hospodars et des empereurs de Byzance, et sœur de la fameuse Anne, comtesse de Noailles, dont le talent, l’esprit et la conversation, sans parler de la beauté pour ceux qui aimaient ce type un peu oriental, faisaient paraître en demi-teinte le charme de sa sœur, mais je crois qu’au fond elle était plus appréciée par les amateurs vraiment fins, car Anne avec ses passions, ses fureurs, ses mots et le fracas de sa conversation était une vedette un peu bruyante et jalouse. Mais elle écrivait de ravissantes choses, démodées aujourd’hui sans doute, et elle avait bien du talent.

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Ma première communion à Sainte Clotilde en 1902 ne me fit pas une très grande impression, à part l’étonnement que me causa ma tante Greffulhe, ce personnage fabuleux, en voulant m’embrasser la première à la sortie de l’église.

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Avec la naïveté des enfants, je ne me doutais aucunement de la gravité de l’état de ma mère, je l’avais toujours connue dolente, d’ailleurs toute la famille paraissait jouir de déplorable santé, les maladies se succédaient, fièvres typhoïdes, appendicites, alors fort à la mode, et je ne m’inquiétai point de l’état de santé de ma mère.

Ce fut un choc lorsqu’à la fin de juin (1906), je fus soudainement rappelé à Paris. Les inquiétudes étant momentanément calmées, je fus renvoyé à Bruxelles, puis de nouveau rappelé vers le 15 juillet et, le 20 juillet, ma pauvre maman s’éteignait.

Elle était pleurée de tous et son charme, sa finesse, son intelligence sont restés bien longtemps dans le souvenir de ceux qui l’avaient connue et aimée. C’est triste de ne plus être l’enfant de quelqu’un. Aussitôt terminées ces tristes cérémonies à Paris et à Pargny, où elle n’avait pas désiré être inhumée, mais l’avis de la terrible tante Albertine, qui en avait décidé autrement, l’emporta – plus tard, comme c’était leur vœu réciproque, je fis en sorte de réunir dans la sépulture familiale à Chimay ces deux êtres qui s’étaient aimés – aussitôt donc on jugea nécessaire de changer nos idées et mes tantes Élisabeth Greffulhe, Ghislaine et Geneviève et l’oncle de Tinan nous emmenèrent d’abord à Carlsbad, où tout ce monde qui mangeait trop croyait devoir aller prendre les eaux, c’était alors la mode.

Nous partîmes donc pour Carlsbad le 1er août ; la tante Greffulhe, qui ne pouvait jamais rien faire comme tout le monde et aimait voyager royalement, s’était fait organiser notre voyage par M. Nagelmakers, directeur de la Compagnie des wagons-lits, ce qui avait eu pour effet qu’au lieu de prendre le Carlsbad-Express qui vous transportait directement dans cette ville d’eau, nous dûmes changer à Munich, à Nuremberg et je ne sais où encore pour ménager assez de réceptions souveraines par des chefs de gare à chapeau haut de forme à la tante charmée.

Lorsqu’enfin par une chaleur tropicale nous parvînmes à Carlsbad, elle trouva tout naturel de remarquer dans l’appartement qui lui avait été réservé, tandis que ses sœurs avaient des chambres plus modestes au bout du corridor, deux magnifiques corbeilles de roses que des chambellans étaient venus déposer de la part de l’empereur d’Allemagne et de l’empereur d’Autriche.

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Ce furent les années où éclata soudain le mirage des ballets russes. Ma tante Greffulhe avait été la fée qui d’un coup de baguette fit don à Paris de cette splendeur jusque-là inconnue. Une petite lettre au Tzsar, dit-elle un jour en 1952 à de jeunes amis à nous qui avaient désiré connaître cette antique mais encore célèbre grande dame, et cette évocation dans le Paris de quarante ans plus tard, alors que même le mot de Tsar n’évoquait plus que des souvenirs lointains, avait quelque chose d’irréel et de fabuleux.

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Ma sœur Anne était encore dans son âge le plus tendre et tout au plus pouvais-je l’emmener faire quelques promenades au bois. Les tantes étaient charmantes mais lointaines : Ghislaine à Bruxelles, dame d’honneur de la jeune reine Élisabeth à qui la liait une tendre amitié, Geneviève au Maroc où son mari[7] tentait de faire oublier son passage au ministère de la guerre, qui avait achevé de le faire haïr par les gens de bien, en se couvrant de gloire à la prise de Taza où il avait été gravement blessé ; la fameuse tante Greffulhe mûrissait lentement dans sa splendeur. Enfin sa belle-mère avait décidé de mourir, ce que l’on attendait depuis longtemps, et ce retard avait fait lui dire par son fils, un jour d’impatience : « Eh bien, on ne meurt plus, dans la famille ». Et la vieille dame ayant compris ce que parler voulait dire, la tante Élisabeth s’était enfin installée dans le magnifique hôtel du 10 rue d’Astorg, tandis que jusque-là je ne l’avais connue qu’au 8 qui y était contigu, et avait été bâti pour le jeune ménage.

Il y avait de la place dans cet immense terrain qui avait été acquis par les Greffulhe au début du siècle, faisait jadis partie du parc du prince de Beauvau, et contenait facilement tous les hôtels de la famille reliés entre eux par des cours et des jardins et qui formaient un ensemble que l’on appelait le Vatican. C’était une sorte d’îlot dans le Paris de la Madeleine, considéré alors comme peu élégant.

La maison du 10 où venait de s’installer ma tante, enfin, était la maison mère de cet établissement, construite en 1784 par le maréchal de Beauvau pour son gendre le prince de Poix, à la porte de son parc, dite porte de la Ville l’Évêque, nom du village qui s’élevait alors à la place de l’église de la Madeleine. Plus tard s’étaient élevés sur ce terrain acquis au début du siècle par la riche famille Greffulhe des hôtels pour la marquise de L’Aigle et la princesse d’Arenberg, filles Greffulhe, et enfin des maisons de rapport qui bordent le boulevard Malesherbes et l’immeuble de la compagnie de Suez. La tante Greffulhe y recevait superbement du monde hétéroclite qui allait des altesses les plus impériales aux savants les plus célèbres en passant de temps à autre par des relations douteuses et même des aigrefins notoires.

Un autre membre de ma parenté qui était fort charmant était mon oncle Alexandre, frère cadet de mon père. Il atteignait tout au plus à ce moment la quarantaine et avait la plus jolie tournure du monde en même temps que la plus jolie figure. Derrière cette façade séduisante, il ne se cachait pas grand-chose, et le cher homme menait une vie paresseuse qui consistait à faire d’excellents repas, car il avait une cuisine mémorable dont il prenait le soin le plus diligent ; vers quatre heures de l’après-midi, à part le jeudi où il allait au cinéma, il se rendait au Club où il montait directement au billard.

Comme le maréchal de Tallard de qui Saint-Simon disait – dans une phrase lapidaire, citée par les grammairiens car elle dépeint tout le personnage, sa gloire et son action d’éclat, sans un adjectif : « tout son art fut d’exceller au billard », l’oncle Alexandre y était un maître et c’est tout ce qu’il faisait, mais il le faisait bien.

Au mois de juillet il se retirait à Chimay où il passait heureusement l’été et l’automne, tirant quelques lapins dans le parc, et quelques oiseaux aquatiques en faisant chaque jour le tour du lac de Virelles. Son épouse, ma tante Hélène, était une personne délicieuse, vive, spirituelle et intelligente, jolie même pour ceux qui aimaient une apparence un peu exotique ; le côté gréco-levantin des anciennes alliances de Brancovan ressortait quelque peu dans des beaux yeux et des cheveux très bruns, elle avait à mes yeux beaucoup plus de charme que sa sœur, la célèbre Anna de Noailles.

Elle était assez éclectique dans ses goûts et faisait plus ses affaires dans un monde assez spécial, fort élégant sans doute, dont la tête de file était la princesse Edmond de Polignac, musicienne comme la musique, mais lesbienne comme la déesse Sapho, et qui comprenait une certaine quantité de dames éthérées et d’artistes et d’écrivains un peu déliquescents.

De toutes les dames que fréquenta Proust, et il n’en connut pas tant que cela car au fond ses modèles étaient par ouï-dire, ma tante Hélène était sa favorite, bien qu’il ne l’ait jamais décrite. Il venait souvent la voir l’après-midi quand mon oncle était au cercle, et lui-même m’a raconté, bien plus tard, qu’en descendant pour sortir[8] il avait souvent trouvé Marcel Proust dans l’antichambre, assis sur le coffre à bois interviewant le maître d’hôtel sur des détails de service ou d’argenterie que son esprit méticuleux notait pour les faire resservir dans le temps perdu ou bien chez Swann, et comme mon oncle ne le connaissait pas, il lui tirait son chapeau, haut de forme s’entend, en passant. Car le chapeau haut de forme était encore de mise dans l’après-midi et pour aller au cercle.

Mon oncle Alexandre était si gourmand que lorsqu’il avait mangé dans un restaurant un plat qui lui avait convenu, et encore fallait-il que quelque ami le lui ait signalé, car il sortait peu et ne s’aventurait guère dans des gargotes, il y dépêchait son cuisinier et ensuite discutait interminablement avec lui les péripéties du repas et les secrets du fameux plat. Il se souciait peu des têtes d’autres cuisines et je ne me souviens pas avoir jamais ouï dire qu’il ait pris un repas hors de chez lui, où il souffrait cruellement des retards de son épouse, qu’il attendait parfois quelques minutes, assis à table, à l’heure dite et faisant sonner avec reproche une montre à répétition déposée devant son assiette. Proust aurait pu dessiner avec soin un pareil personnage, mais je n’ai jamais trouvé trace de ce ménage, charmant mais si notable, dans son œuvre, de même que je n’ai jamais trouvé de ressemblance de ma tante Greffulhe ou de son mari, dans le duc ou la duchesse de Guermantes, bien peu de parenté même avec Robert de Montesquiou dans ce Charlus qui avait d’horribles mœurs, tandis que Montesquiou n’en avait pas du tout.

C’est vers cette époque que je rencontrais parfois Proust le matin, au sentier de la Vertu, promenade élégante de l’époque, qu’il arpentait par pur snobisme, car il détestait sortir le jour et surtout au Bois, à cause de son asthme, et je remarquais non sans ironie ce bizarre individu qui en plein mois de juin errait tout seul en chapeau melon pelisse noire à col d’Astrakhan et foulard blanc sur le nez. Je demandai qui il était un jour à Jacques de Ganay, qui me dit : « Mais tu sais bien, c’est le petit Proust qui espère toujours dîner en ville avec de vieilles dames qu’il assassine, paraît-il, à ce que dit maman, de lettres interminables ».

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Enfin le couronnement suprême de ma carrière cynégétique à cette époque (1922) fut mon intronisation à Bois-Boudran. Ce n’est pas un vain mot car c’était alors un des clubs les plus fermés du monde. Le vieil oncle Greffulhe, il me paraissait ainsi bien que plus jeune que je ne le suis lorsque j’écris ces lignes, était un égoïste fieffé, mais charmant pour ses amis, il en avait usé trois générations, et il n’invitait que quelques rares élus, que l’on appelait les fondateurs et qu’il aimait voir autour de lui toutes les semaines depuis le premier octobre jusqu’à la fermeture. Jadis chaque vendredi et chaque samedi étaient scrupuleusement réservés à des chasses somptueuses dans un domaine immense : onze mille hectares à son maximum, dans un luxe invraisemblable de cuisine, de gardes et de rabatteurs. Il élevait des milliers et des milliers de faisans – ne disait-on pas que chaque jour il leur fallait deux tombereaux de blé – et cette splendeur servait à amuser six fondateurs toujours les mêmes qui avaient été jadis les amis du père Greffulhe, puis la génération des siens et maintenant était celle de leur fils. Aussi les élus étaient-ils conscients de la splendeur de leur privilège et n’eussent point accepté de chasser ailleurs, en ces jours fatidiques.

Lorsque je rentrai, par une petite porte, dans ce cercle magique, la magnificence avait un peu cédé à la dureté des temps. Le cadre était resté comme l’atmosphère, sans pareil, mais les chasses avaient perdu de leur éclat, et se bornaient parfois à de médiocres tirs de lapins, mais si grand était encore le prestige qu’à leur grand regret les professionnels du tir comme d’Ayen préféraient sacrifier, pour de pareilles et médiocres journées, des invitations plus somptueuses.

Il y avait moins de gibier, peut-être moins de gardes, le samedi seul était voué à ce sacerdoce, mais les rites continuaient à être observés : déjeuner exquis dont le menu paraîtrait fabuleux, départ dans des voitures à chevaux conduites par des cochers et valets de pied en redingote gris perle et chapeau haut de forme, un petit dog cart, ou phaéton, conduit par le maître de maison et accompagné de son plus ancien ami, le reste dans un break. Au rendez-vous l’on trouvait chargeurs aux tenues bleu foncé qui étaient les gardes du domaine souvent vieux et peu véloces, ce qui faisait enrager les spécialistes à qui l’on ne permettait pas d’amener leurs propres chargeurs devenus des sortes de jongleurs. Cette mesure était imposée par le vieil oncle qui avait reçu jadis un plomb et était fort craintif à ce sujet.

C’est ainsi que lorsque je débutai dans ce cénacle, je reçus comme chargeur un excellent homme de confiance dont la mission était de renseigner l’oncle sur ma prudence, ma façon de tirer etc. Sans doute le rapport fut-il favorable puisque je fus réinvité. On racontait aussi que la première fois où quelque débutant faisait son apparition, on le plaçait au bout de la ligne où il ne risquait pas de fusiller le patron, et au fur et à mesure que les renseignements étaient bons, on le rapprochait du centre et, un jour, suprême consécration, il se trouvait près du maître de maison.

Ces précautions donnaient de grandes possibilités aux fondateurs bien installés dans ce fromage pour éliminer de nouveaux venus qu’ils n’approuvaient point. Ce fut le cas un jour paraît-il où ils eurent la perfidie de conseiller à quelqu’un qui était dans ce cas de laisser sur place ses fusils et une quantité assez considérable de cartouches pour bien marquer, inventa leur duplicité, l’agrément que le quidam trouverait à être réinvité. Puis ils dénoncèrent à Greffulhe la vanité et le manque d’éducation du personnage à qui le prompt retour de ses fusils et munitions fut le lasciate ogni speranza.

Avant la guerre, la règle de la fidélité elle-même n’était violée que pour des têtes couronnées : le roi du Portugal, le prince de Galles, le roi d’Espagne avaient connu cet honneur. Alors les petits plats étaient dans les grands, les armoires à faisans étaient largement ouvertes, pour atteindre la prodigieuse quantité d’oiseaux nécessaires à ces hécatombes de trois mille faisans. On faisait battre le rappel, la générale, par les tambours publics pour attirer les rabatteurs de toutes les localités voisines et l’on racontait que sous la blouse blanche de ces modestes collaborateurs aux plaisirs des grands se cachaient parfois des notaires, des médecins et même un curé fasciné par la splendeur de l’occasion et le spectacle de ce massacre de volatiles offerts aux rois.

Cet oncle Greffulhe était à lui seul un spectacle. Toute ma vie je ne l’avais qu’entrevu, son épouse et ses belles-sœurs avaient fait de lui une sorte d’ogre ; lorsque j’allais les voir on nous faisait entrer par des portes dérobées, passer par des corridors secrets de peur de déranger ou de rencontrer ce monstre fabuleux. Cette année 1922, un jour à l’automne il eut soudain envie de me voir, la tante m’envoya un ukase m’enjoignant de passer par Bois-Boudran. J’y restai le temps d’une visite venant de Courances et retournant à Reims. En m’en retournant, je croisai une petite voiture, appelée tonneau dans laquelle se trouvait ce terrible parent. Il me cloua sur place d’une voix de tonnerre qui proférait mon prénom, que je ne supposais même pas qu’il connût ; mon sang se glaça, ce qui s’explique après trente ans de portes dérobées. Il fut charmant, m’invita à chasser et désormais je fus un client relativement assidu de ces illustres chasses de Bois-Boudran dont la splendeur avait bien baissé de ton depuis la guerre mais qui restaient une sorte de club extraordinairement fermé. Si fermé que lorsque quelque malheur ouvrait une place, les membres du club s’arrangeaient pour que la place ne fût pas donnée à quelqu’un qui leur déplût.

Tout en trompant furieusement et sans aucun tact sa gracieuse épouse, tout en la traitant le plus mal du monde et même grossièrement, en lui faisant subir des avanies publiques ombrageuses, il n’a jamais cessé de lui marquer une admiration certaine qui a persévéré au cours des âges et qui se traduisait par des odes enflammées qui devaient, je pense, faire oublier les scènes les plus brutales et les plus pénibles pour les convives étrangers. Mais il devait y avoir des compensations car je crois que la tante Élisabeth resta, d’ailleurs sans grand mérite, un modèle de fidélité conjugale et supporta tout au long de leur longue existence des façons apparemment odieuses et l’affichage scandaleux des innombrables et coûteuses liaisons de cet impossible mais superbe époux. Et elle-même avait sans doute quelques défauts que son cousin Robert de Montesquiou avait appelés « les abominations de la délicieuse ».

Tout Paris et même le monde retentissaient des éclats de ce ménage, je n’ai jamais cessé d’entendre des rumeurs de leur divorce probable, auquel s’employaient avec dévouement et zèle les diverses dames qui se succédaient dans la faveur de ce Jupiter, mais finalement l’admiration cachée qu’il avait pour elle, un attachement qu’elle avait pour lui, triomphèrent des velléités. Ils vécurent leur longue vie dans une union tempétueuse et semée d’orages, mise en valeur, il faut le dire, par un public intéressé et disert, et d’ailleurs sans grande malveillance, et au fond ils s’aimèrent, je crois, plus qu’on ne l’a su et je me demande si pendant les vingt ans où elle lui survécut et où elle connut moins de faste, mais plus de liberté, elle ne pleurait pas un peu une façon d’être qui ne déplaisait pas à son masochisme.

Lorsque je fus admis dans le cercle très fermé des fondateurs, c’était déjà un vieux monsieur septuagénaire mais qui portait encore beau et ses aventures amoureuses se réduisaient à une longue liaison avec Mme de la B. à qui son système pileux un peu abondant avait valu le surnom de la Barbe ; ce qui compliquait mes affaires, parce que malgré tout et malgré les foudres tant redoutées, la tante Élisabeth avait posé comme condition à ma parution dans le cercle si fameux que je ne ferais pas partie des chasses où paraissait la favorite et qui avaient lieu dans le terrain dit de la Grande Commune, qui était un écart de la propriété et à quelques minutes de Bois-Boudran. Or il arrivait que de temps à autre la chasse se passait sur ce territoire, ce qui provoquait des intermittences dans mes invitations du samedi.

Un jour cependant le dernier des potentats passa outre à sa promesse et je fus convié à la Grande Commune, chez la favorite. Le matin, toute la maison civile et militaire, maîtres d’hôtel, valets de pied, cuisiniers, marmitons enfourchaient des camionnettes et se transportaient chez la dame d’en face, qui avait sans doute exigé ma présence pour humilier la tante dont le veto en ce qui me concernait l’avait vexée. Comment Mme de la B., femme du monde très connue et acceptée dans les meilleurs cercles, acceptait-elle ce statut de maîtresse légitimée ? Par quel miracle le restant de la société parfois si cruelle fermait-il les yeux en face de ce procédé choquant ?

Parfois aussi, par un accord tacite, la tante Élisabeth disposait de Bois-Boudran le dimanche, tandis que l’époux et les chasseurs s’envolaient vers Paris. Elle en profitait pour convier un mélange disparate de savants à barbiche et à faux-cols de celluloïd, d’hommes de lettres en puissance, d’inventeurs dont l’avenir était parfois génial, d’escrocs dont on pouvait dire autant, truffé de gens à la mode mais peu sportifs, de causeurs célèbres, de voisins étonnés.

 

[1] Thierry de Montesquiou, père de Robert de Montesquiou, était le frère cadet de Napoléon de Montesquiou, lui-même père de Marie de Montesquiou, princesse Joseph de Caraman Chimay (les parents de la comtesse Greffulhe et les grands-parents de Jean de Chimay). Robert de Montesquiou était donc, comme on sait, le cousin germain de la mère de la comtesse Greffulhe.

[2] Gouvernante du roi de Rome.

[3] Le prince Joseph de Caraman Chimay (1808-1886), grand-père de la comtesse Greffulhe. C’est lui qui acquit l’hôtel du quai Malaquais.

[4] Valentine de Caraman Chimay (1839-1914) épousa le prince Paul de Bauffremont puis le prince Georges Bibesco, dont elle eut Georges-Valentin Bibesco, mari de Marthe Bibesco.

[5] Comtesse Jean de Montebello, née Albertine de Briey (1855-1930). Elle était la cousine germaine par alliance de la comtesse Werlé née Montebello, grand-mère maternelle de Jean de Chimay.

[6] En effet.

[7] Charles de Tinan

[8] Le prince et la princesse Alexandre de Caraman Chimay habitaient à l’époque au 31, avenue Henri Martin.

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